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Eugène Dejean de la Batie jouait un rôle très actif pendant les années 1920 au sein des nationalistes et opposants à l'administration coloniale en Indochine qui réclamaient des réformes radicales dans la colonie. De père français, haut fonctionnaire de surcroît, et de mère vietnamienne, il se rangeait non pas du côté de l'administration coloniale comme on pouvait s'y attendre, mais combattait avec acharnement aux côtés de célèbres leaders nationalistes vietnamiens comme Ta Thu Thâu, Nguyên An Ninh, Bui Quang Chiêu, Phan Bôi Châu, Phan Chau Trinh... Dejean de la Batie était l'un des principaux collaborateurs du journal vietnamien de langue française L'Echo Annamite, dans lequel il déclarait lutter en vue de défendre "la race à laquelle je dois ma mère".
Quelques notes sur Eugène Dejean de la Batie Vĩnh Đào
Walter G. Langlois rapporte que Dejean de la Batie était connu depuis longtemps comme un partisan actif de la réforme au sein de la colonie. De retour à Saigon après un exil politique en France, Phan Chau Trinh l'avait reçu presque comme un fils. (1)
Printemps 1925, André Malraux préparait avec l'avocat Paul Monin la sortie d'un journal qui allait s'appeler L'Indochine. Alors que la quasi-totalité des journaux saigonnais de l'époque étaient à la solde du gouvernement, L'Indochine serait un instrument destiné à propager des critiques virulentes à l'encontre de la politique coloniale. C'est Dejean de la Batie qui allait assumer les dangereuses fonctions de gérant du nouveau journal.
La loi exigeait qu'un citoyen français fût légalement responsable en tant que gérant de tout journal qui demandait l'autorisation de paraître. Comme son père était un diplomate français de haut rang et pendant un temps ministre plénipotentiaire en Indochine, l'administration coloniale n'osa pas inventer un prétexte pour refuser un visa à Dejean de la Batie, bien qu'elle n'ignorât pas que L'Indochine serait un dangereux journal d'opposition.
Malraux et Monin trouvaient en Dejean de la Batie, "le collaborateur le plus sûr, compétent et fidèle". En effet, comme le juge Jean Lacouture: "Excellent professionnel, militant et déterminé, ami fidèle, sachant résister aux pressions comme aux menaces qui furent adressées à sa famille, Dejean de la Batie fut un élément de base de l'Indochine aux côtés de Monin, de Clara et d'André Malraux." (2)
Au sein du journal L'Indochine, Dejean de la Batie n'était pas simplement gérant, mais était aussi chroniqueur et journaliste. La décision de Dejean de la Batie de quitter L'Echo Annamite, journal exclusivement vietnamien, pour s'associer à deux Français, en l'occurrence Malraux et Monin, suscitait quelques commentaires défavorables de la part de ses amis vietnamiens, mais Dejean de la Batie justifiait sa décision en ces termes : "Si j'ai quitté une feuille exclusivement annamite, c'est pour mieux servir la cause; puisqu'à présent on met à ma disposition des moyens puissants de la faire aboutir au succès. J'aurais peut-être manqué à mes devoirs si j'avais refusé mon concours à des Français qui vont au devant des Annamites, les bras tendus, le cœur ouvert, et décidés à se faire les champions des revendications légitimes des indigènes". (3)
Dejean de la Batie demeura fidèle à cet engagement durant toute l'existence de L'Indochine, en dépit des menaces dirigées contre lui et contre certains de ses parents.
Les autorités coloniales multipliaient les pressions et les tracasseries policières auprès des imprimeurs de Saigon afin de les dissuader d'imprimer L'Indochine. Le journal avait paru d'une façon régulière tous les jours pendant deux mois. A la fin, ne trouvant plus
d'imprimeur, le journal cessa de paraître après son 49ème numéro. Avec l'aide de nombreux sympathisants vietnamiens qui travaillaient dans les grandes imprimeries de Saigon, Malraux et Monin réussissaient à rassembler de vieilles pièces afin de monter une presse. Malraux entreprit un voyage à Hongkong en automne 1925 pour acheter des caractères d'imprimerie. Grâce à ce matériel de fortune, il pouvait recommencer la publication de son journal à partir de novembre 1925 sous un nouveau nom: L'Indochine Enchaînée. Dejean de la Batie continua à remplir la mission de gérant du nouveau journal jusqu'au numéro huit. Puis il passa à La Cloche fêlée, "organe de propagande démocratique" dirigé par Nguyen An Ninh, autre célèbre leader nationaliste vietnamien. Dejean de la Batie fut remplacé par Malraux lui-même à L'Indochine Enchaînée.
Il faut enfin noter que d'après Jean Lacouture, le personnage de Kyo, un des personnages principaux de La Condition Humaine, a été probablement inspiré par Dejean de la Batie: "On pourra observer que l'idée bizarre de faire de Kyo, le chef de l'insurrection de Shanghai, un Eurasien, est peut-être venue du personnage généreux du métis Dejean de la Batie, cofondateur de l'Indochine." (4) Il est intéressant de se rappeler que plusieurs critiques croyaient que Chu En Laï aurait inspiré à Malraux le personnage de Kyo. Quand Malraux a publié La Condition Humaine en 1933, après Les Conquérants en 1928, on croyait que l'auteur avait été intimement lié aux luttes révolutionnaires en Chine et combattu notamment aux côtés de Borodine. Cette légende, que Malraux lui-même avait complaisamment contribué à entretenir, fut à l'origine de bien de confusions et malentendus. En réalité, l'expérience asiatique de l'auteur de La Condition Humaine se résumait à deux séjours en Indochine, passés principalement à Saigon. Il est donc invraisemblable que le personnage de Kyo eût été inspiré par Chu En Laï. Il est dès lors plus crédible de penser comme Jean Lacouture, que Dejean de la Batie aurait été pour Malraux le modèle de Kyo.
Vinh Dao
(1) - Walter G. Langlois, André Malraux, l'aventure indochinoise, Mercure de France, 1966, p. 69.(2) - Jean Lacouture, André Malraux, une vie dans le siècle, Seuil, 1973, p.91.
(3) - L'Indochine, 22 juin 1925.
(4) - Jean Lacouture, op. cité, p. 115
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