Chim Việt Cành Nam              Trở Về   ]            [ Trang chủ ]        

Continuité et contiguïté des conduites dites de rupture chez le jeune vietnamien en construction.

Auteur : Dr LUONG Can-Liem. 
Psychiatre, Dr en Psychologie. Chargé de cours, Paris XIII.

Une culture de référence et de dépassement.
L'adolescence est une période d'existence d'un être humain. Sa durée est variable selon sa formalisation qui semble être contemporaine de l'époque moderne. Ce moment complexe de croissance entre l'enfance et l'âge mûr, est caractérisé assurément par des modifications physiologiques et psychologiques. Des facteurs variables interviennent également avec des impacts et des lectures différents d'un individu à l'autre, d'une catégorie sociale à l'autre, d'une culture à l'autre. Alors que ces données peuvent intervenir dans des proportions diverses, l'adolescence peut parfois être condensée en un événement unique, ou être représentée seulement par un ou quelques rites de passage. D'une certaine façon, la crise d'adolescence et le conflit de génération peuvent en être un.

Dans le contexte culturel vietnamien, trois aspects méritent d'être notés en premier pour éviter une perception confuse de la situation. 1) La période d'adolescence est identifiée comme un entre-deux générationnel. Elle correspond aux mots très précis de " Thanh niên " - année verte - pour tous les jeunes, ou particulièrement " Thiếu nữ " - pas encore femme - pour les jeunes filles ; 2) L'adolescence s'inscrit nécessairement dans le cadre familial et le réseau social tout en étant une affaire privée ou personnelle. C'est une question d'échelle ; 3) En conséquence, la " crise d'adolescence " est loin d'être absolue ou simplement visible. S'il y a une rupture, cela ne doit pas être une interruption.

Dans le cadre d'une clinique transculturelle, nous sommes les témoins d'un processus porté par deux mouvements croisés : celui des changements de l'âge adolescent et celui des mutations culturelles et sociétales d'un pays en transformation rapide et porté par une population jeune. Cette distance d'observation permet de grossir les traits et d'analyser le phénomène. Nous avons le sentiment que la finalité culturelle d'entrer dans l'âge adulte du jeune vietnamien est d'accéder à la pratique sociétale de la vertu.

La rupture-distinction, la rupture-séparation, la rupture-bonification.
L'idée de la rupture naỵt des constats vécus différemment par les personnes, les familiers ou les protagonistes sociaux qui expriment à leur niveau, leurs jugements de contraste, avec leur norme et leur standard d'appréciation.

Le phénomène plus visible semble être les modifications de comportements, les modes nouveaux de pensée et de communication et le contenu des messages que les adolescents échangent différemment entre eux, avec les adultes ou avec les plus jeunes qu'eux. La nouvelle technologie multimédia favorise ou amplifie cela. Les métamorphoses psychocorporelles changent les processus d'identification de soi, à soi et en soi par un double phénomène de distinction et de différenciation nécessaire à l'adolescent pour se construire de l'intérieur et par l'extérieur son individualité. Cela se passe à travers la possibilité d'élaborer - de façon quasi organique - des " secrets " : c'est probablement la vraie et seule modalité d'élaborer une vie psychique autonome par la rétention de la " Chose " dès lors que l'adolescent en aura fait son choix personnel. Souvent, la " Chose " concerne le sentiment d'amour et ses objectivations : l'érotisation, la sexualité et la camaraderie. C'est un accès à l'esthétisme par le plaisir d'être avec un autre, et c'est ce qui construit le contenu du secret et qui marque les formes-limite entre un intérieur et un extérieur. C'est de ce même clapet d'ouverture et de fermeture que naỵt le contraste-distinction que vit l'adolescent et que voit l'adulte. Se créent les conditions futures d'un face à face entre l'adolescent et le reste du monde.

L'adulte vient donc à supporter ce changement marqué du sceau du secret, un changement porté par son non savoir, son non accès à l'autre - plus jeune d'expériences que lui - et qui sera de plus en plus patent, bruyant et envahissant. Quand cela se passe entre un parent et son enfant, la dimension affective donne un ton passionnel supplémentaire qui réactive des affects anciens et une relecture des souvenirs passés de part et d'autre. L'adulte - se rappelant de sa propre jeunesse - se doit de faire le deuil de " l'enfant-qui-ne-lui-confie-plus-tout " par le constat du paradoxe de l'amour, du " y-a-rien-à-dire " et donc de l'ingratitude : c'est l'adolescent cachotier, l'enfant menteur, pense-t-on ! Est-ce bien le bébé que l'on avait élevé ? L'adulte va devoir renoncer au discours, se taire ou supporter le silence, l'absence. Il peut hésiter, douter. Le sentiment d'être abandonné, d'être incompris sera davantage dans le camp des adultes - le syndrome du nid vide -, et son enfant lui apparaỵtra plus étrange, comme un nouvel étranger.

Le jeune vit son passage à la maturité dans une continuité alors que l'adulte vit cela comme une discontinuité à cause d'un sentiment de perte d'emprise. L'adolescent " fabrique " son changement, et envisage ce mouvement comme un glissement. Il veut partir de chez les parents, avoir son chez lui comme un " chez soi " pour avoir une vie " à-ne-pas-devoir-dévoiler ". En face, l'adulte subit la situation comme agressive en vivant cela de l'extérieur. Il manifeste nécessairement et se donnera dans la réaction. Il peut avoir du mal à accompagner vers l'âge adulte son enfant qui refuse. Il réagit en considérant comme distinctives deux situations seulement contigües, celle d'un avant de son enfant bien élevé, et celle d'un après qu'il ne reconnaỵt plus, surtout si le jeune est devenu suffisamment insolent et provocateur. Cette rupture de phase était attendue et ce sera suffisant pour que l'adulte déclenche le fameux " conflit de génération " comme une entrée en guerre, un rite initiatique que le jeune doit affronter. Ce qu'il a induit mentalement chez son jeune adolescent, suffit pour justifier les " bagarres oratoires " qu'eux deux s'y étaient préparés inconsciemment depuis bien longtemps. Or, la crise d'adolescence et le conflit de génération ne seraient pas systématiques si justement, cette vitalité ne crée pas de la violence, laquelle violence peut se retourner contre le jeune par la culpabilité ou bien qu'elle le contraint de supporter cela pour construire son sens de la responsabilité et l'assumer (l'auto agressivité et le masochisme). Le déclencheur qui révèle ces deux demandes de Secret et de Partir, sera la pulsion de la Sortie.

Nous considérons qu'à ce niveau, le double facteur culturel et sociétal intervient décisivement en tant qu'expérience générationnelle et " référence " mnésique et mémorielle des modalités de passage, le jeune étant désigné comme un porteur-relais de projets collectifs et individuels (y compris dans les questions économiques et démographiques).

Considérons l'aspect sociétal. Deux situations illustrent la rupture-séparation de l'adolescent de son milieu d'origine pour se bonifier : l'usage du couple espace-temps sous la forme des " sorties " et la loi de la camaraderie avec sa fraternité " égalitariste " comme nécessité.

La conquête du temps et de l'espace par l'adolescent s'articule autour du phénomène de " la Sortie " qui a un effet de seuil. Elle représente pour l'adolescent son premier pas pour sortir de l'enfance et pour entrer dans le monde des adultes. A quelle heure tu rentres ? Avec qui tu sors ? Où vas-tu ? C'est une translation en expansion du monde vers la maturité pour une nouvelle identification-définition des univers intérieurs et extérieurs. L'adolescent est en pleine croissance ; il prend conscience de son autonomie et le développe en capacité de pouvoir faire. Le temps est vécu comme démultiplié et l'espace comme élargi. Cette " nouveauté " dévoile une vacuité du monde que l'adolescent va ressentir ; et il se crée à lui-même un besoin de remplissage en activités concrètes et imaginaires du virtuel. Le sentiment de puissance déjà en place dans l'enfance fait son retour comme une preuve de vitalité. Il s'amplifie en un sentiment de toute puissance, de pouvoir faire beaucoup de choses à la fois, parfois seul, souvent avec d'autres. L'idée de " la sortie " va avec l'idée de " la force " ; elles se concrétisent dans une ubiquité. Il y a un désir de briller voire d'être un chef de bande, de se faire aimer. Cela ne se fera pas de façon solitaire et pour l'organiser, le jeune monte un protocole qui fait émerger simultanément deux conditions. D'une part, le projet de créer et de s'entourer d'une camaraderie et d'autre part, le projet d'avoir à se référer à une " autre " loi que celle de la famille : ces deux conditions sont d'abord articulées autour de l'espace de l'école, ce nouveau lieu de vie sociale avant d'aller à la conquête de la cité avec ses règles " exogamiques ". C'est vers cette organisation d'un nouveau territoire sensoriel, sensuel, affectif et mental, que le jeune se transporte. Il y circule avec ses marques de distinction, souvent médiatisées par des vêtements dits de marque et ses accessoires qui font fonction de nouvelle peau avec ses parures. Ce " matériel-support " permet aux schémas d'apprentissage acquis dans l'enfance de se déployer dans l'actualité et donner aux gestes une finalité adaptée qui occupent le temps, l'espace, et font l'activité. L'adolescent est dans la posture du conquérant - d'esthète - désormais bien équipé. Il aura la fierté de porter cette nouvelle humanité, adhère à sa compagnie de camarades qu'en même temps et en face de lui, la " norme " apparaỵt plus crue dans sa réalité : il lui faut faire appel à la " civilité " qui sera le protocole d'entrée dans le monde des autres qui n'est pas autre chose que le monde déjà installé des adultes et par eux. Il va saisir son devoir d'être fort, d'avoir le pouvoir de faire les choses par lui-même et pour lui-même : il lui faut maintenant être capable de (se) faire une projection de l'avenir. Le jeune fait le monde qu'on dit qu'il le " refait ". En fait, il anticipe cela et l'organise dans sa tête entre le Pouvoir faire et le Devoir faire. Il apprend à décider efficacement. C'est là que ré-émergent la fonction pédagogique de l'instruction générale et les acquis éducatifs familiaux. Dans cette ascension vertigineuse vers le haut qui vaut pour une arrivée au sommet du vrai monde, lui faut-il accepter - non sans la critiquer - la pression de l'environnement, c'est-à-dire intégrer que les autres sont des adultes humains comme lui, et que leurs mondes qui doivent lui servir de guide, de référence, préexistaient déjà. Il y a là une source d'identification à la fois positive et négative qui produira l'idée d'une troisième solution pragmatique contre la tendance à la répulsion et au rejet : celle d'apprendre la nuance pour atténuer les formes d'agressivité. Il a à inventer une stratégie existentielle par l'apprentissage du compromis qui incline à savoir écouter.

C'est là que le social et le culturel vont jouer leurs rôles de premier plan. Le principe de réalité sur les disponibilités matérielles - surtout l'argent et le savoir - va entrer en scène pour lui imposer de supporter les frustrations et lui apprendre à projeter ses désirs en volonté d'avenir. La prise de conscience d'un monde inégale, injuste et paradoxal va produire une conscience sociale et une conscience civique et politique autour des idéaux absolus. Les concepts de Liberté, d'Equité, de Fraternité, de Générosité, de Justice prennent une résonnance particulière. En cela, l'adolescence sait s'aimer, aime la vie mais peut reprocher aux adultes de l'empêcher de vivre librement, de réaliser ses utopies ou d'avoir défaillir à leurs missions. Cette vitalité se reporte judicieusement sur le besoin d'avoir des espérances, des croyances, de se définir de nouvelles convictions ; l'adolescent évalue les dangers, ses besoins et ses nécessités de vie, y compris des besoins de réassurance, de confort, d'avenir libéré voire des besoins de religion. Le pivot essentiel est la conviction en la vertu de l'homme meilleur et du progrès infini. C'est donc sur le désir de vie, la bonification des nouvelles normes, que les adultes et les adolescents vont se frotter - parfois avec animosité - lors de cette période. Alors que l'adulte se remémore sa jeunesse et veut transmettre son expérience comme parfaite, le jeune s'en appropriera pour en faire une expérience nouvelle du temps et bousculer (non sans raison) les adultes. Chez l'adolescent, il n'y a pas de vraie rupture mais une continuité du temps et de l'espace de changement par une camaraderie qui accompagne. La jeunesse suscite toujours le progrès, en cela la rupture permet de construire des processus de bonifications.

Marquée au départ par de l'affectif et peu par des intérêts calculés, la " camaraderie " est consubstantielle du phénomène des sorties. Elle sert de groupe transitionnel entre la famille privée trop restrictive et le collectif trop anonyme, entre l'idée des liens naturels et des liens sociaux fonctionnels. La camaraderie fonctionne comme une micro société, un collégial non anonyme différent de la société civile administrative. Alors que l'adolescent vit la camaraderie comme une continuité de lui-même dans la construction d'une existence élargie, son environnement familial va considérer cela comme un environnement à risques. Cette disjonction est caractérisée du côté de la jeunesse par la confiance, et par la peur du côté des parents : il y a une différence objective et subjective d'expériences et d'évaluation de l'idée du danger, des imprévus et du contrôle de soi. La question de la confiance accordée aux amis du jeune, peut cacher la question de l'adulte, d'avoir confiance en son enfant. Cette situation est un test de la fiabilité de l'éducation dispensée à l'enfant par rapport à ce qu'il a reçu - l'ai-je bien formé pour affronter la vie ? A-t-il compris et bien appris ? -.

C'est cet élargissement du temps, de l'espace et des rencontres qui crée le sentiment d'élasticité des relations parents-enfants puis de séparation-rupture. Du triangle caractéristique de l'enfance - temps scolaire, espace domestique, parentalité et famille -, l'adolescent part à la conquête d'un autre triangle dont il lui faudra plus tard trouver les limites dans la société, dans la culture et auprès des autres hommes. Le tempo intermédiaire est le temps des copains, l'espace de rencontres avec les copains et la vie avec les copains, bref une nouvelle famille éphémère.

La camaraderie va représenter une nouvelle humanité gérée par des lois du groupe mais aussi par une certaine idée vertueuse de la loyauté et d'une morale collective. Le parent peut trouver un biais en introduisant des membres de la famille - les cousins - ou cherchant à connaỵtre la famille des amis de leur enfant. Ou a minima de savoir où se trouve son jeune lors d'une sortie, via le téléphone portable qui est censé permettre la localisation. La dimension affective peut être si intense que cette période engendre des climats d'exclusivité graves voire d'aliénation à la réalité. Il y a aussi des adolescences qui perdurent " sans " rupture visible ou palpable.

Il est évident qu'avec l'entrée de la société vietnamienne dans la modernité occidentalisée, les conditions de ce que sont les " sorties " et comment se constituent le sens de la " camaraderie " - surtout dans le milieu urbain - ressemblent parfois et dans les grands traits à la jeunesse du monde. Nous n'en détaillons pas ici sauf de rappeler les extrêmes disparités entre les régions que le système éducatif, la presse et les médias ont peine à atténuer les contrastes.

Régression, transgression et progression.
Considérons maintenant l'aspect culturel. La société humaine est caractérisée par le lien juridique et légal régissant les rapports économiques. Nous pouvons croire qu'entre les hommes, il faut une morale publique et une éthique personnelle pour vivre ensemble. L'adolescence va inférer ce facteur culturel dans sa psychologie et construire sa maturité d'êtres humains/d'être des êtres humains. La prise en compte personnelle des notions de vertus - via la camaraderie - puis l'intégration des valeurs morales publiques dans la manière de vivre en collectivité, traduit un processus de transmutation. Les sentiments de l'enfance caractérisés par la culpabilité - déclenchée par la transgression des valeurs parentales - se métamorphosent et mûrissent en sentiments de responsabilité propres à l'âge adulte, validant une progression vers l'âge adulte.

Alors que les valeurs morales occidentales portent l'empreinte de l'enseignement judéo-chrétien, les cultures de toute l'Asie orientale se réfèrent aux règles éthiques héritées de l'enseignement agnostique confucéen et bouddhique commun. Pour ce qui est de l'éducation des jeunes, la culture leur offre toujours un canevas. Il va s'agir essentiellement des Cinq Vertus (en vietnamien, Ngũ đức) qui sont des valeurs éthiques séculaires revenues en grâce après un long moment de relégation et de disqualification.

Pour quelle raison ? Il faut en effet considérer la situation culturelle et politique de chaque pays au moment de l'arrivée de l'Occident en Asie de façon organisée et coordonnée - fin 18è siècle - même si les premiers contacts ont été plus anciens depuis le commerçant Marco Polo et le jésuite Ricci. Chaque pays d'Asie avait fait son choix idéologique de développement avec des modèles aptes à l'amener à la modernité. Toutefois, on retrouve semble-t-il, un point commun : la dénonciation des valeurs séculaires jugées " trop " traditionnelles - avec une confusion avec ce qui est classique - et considérées comme des facteurs de sclérose sociale, politique et spirituelle. A mon sens, il y a eu ainsi deux grands courants idéologiques au 20è siècle prenant l'Occident comme un modèle de pensée et d'action de changement : le courant globaliste et le courant marxiste et ses dérivés considérant qu'il y a des bons occidentaux - le prolétariat vertueux mais exploités - les mauvais capitalistes démoniaques qui exploitent et envahissent le monde entier en imposant leur pensée dominante.

Il existe aujourd'hui en l'Asie une lecture moderne de l'héritage classique. Pour l'actualité qui nous concerne, il apparaỵt une double structure dans la formation psychopédagogique de la personne à partir des items séculaires.

La structure interne, la plus importance, gère le rapport en famille selon la règle des Cinq Vertus - ngũ đức - qui indique de pratiquer :

  • le sens de l'Humain (nhân),
  • le sens du Juste (nghĩa),
  • le sens de la Rectitude et des Protocoles (lể),
  • le sens de la Sagesse-méditation (trí), et
  • le sens de la Loyauté-fidélité (trung).
La structure externe d'enveloppement est hors temps. Elle gère le monde humain selon l'amour intergénérationnel qui s'exprime par :
  • le Culte des ancêtres et
  • la Piété filiale.
Il y a lieu de comprendre que les Cinq Vertus forment un seul principe comme un bloc entier à cinq faces dont on ne peut donner à une face, un sens absolu par rapport aux quatre autres qui lui seraient plus secondaires ou plus subordonnés. La définition, la saisie de l'une des vertus indique de faire fonctionner les autres, le tout formant un volume parfait qui définit l'éthique de " l'homme de bien " confucéen, l'équivalent de " l'honnête homme " de la culture française, contre la " banalité du mal " selon les termes de Hanna Arendt, et " tout être peut devenir bouddha ". Ce volume éthique en l'humain devra être toujours en expansion car la culture asiatique considère par essence que la Vertu existe en l'homme qui l'améliore en davantage de Vertu, et qu'il n'y a pas fondamentalement le Mal absolu contre le Bien absolu. La Vertu est l'essence même de l'humain. Le Vice n'est pas son contraire. Ressentir un sentiment douloureux ne permet pas d'interpréter par projection qu'il existe le Mal comme une cause absolue et extérieure de ce qui ne va pas bien. Mais plutôt d'accepter qu'il y a un alter ego différent de son ego.

Que veulent dire ces Cinq Vertus ? Nulle personne ne peut prétendre être humaine si elle ne perçoit pas le sens juste des choses entre des positions extrêmes (c'est la notion du Juste milieu qui n'est pas une moyenne). Pour cela, il faudra à chacun, respecter son alter ego, les hommes et les consignes, c'est-à-dire connaỵtre les lois, les règles, les protocoles, les procédures et la politesse. L'on ne peut le faire qu'avec une intériorité qui sera la base de la sagesse, en étant fidèle aux principes et à soi-même et loyal vis-à-vis des gens. Il y a là une fonction circulaire entre ces Cinq Vertus, la bonification de l'une entraỵne une anticipation positive de la suivante et une amélioration rétroactive de la précédente. C'est la notion d'Harmonie dont le sens rappelle le musical, le symphonique. Toutefois, ces vertus sont différemment opératoires - à une différence d'échelle près - pour un individu et dans une famille. En effet, la culture asiatique conçoit que l'individu est un membre inclus pour seulement une partie de lui dans la dynamique familiale, et non qu'il vit en famille en contigụté avec les autres. Ici, l'adolescent asiatique est " en lien de continuité et de solidarité " avec les autres membres de sa famille ; il ne vit pas à côté des autres, avec chacun ses affaires. L'enfant n'est pas une " pièce rapportée " du couple.

Comment se réalise en famille les Cinq Vertus alors que le jeune en est membre ? Il faut donc un cheminement distinct, à un rythme différent selon la logique groupale et familiale et selon celle du sujet en croissance qu'à chaque moment, à chaque étape il y a un échange, une collaboration, un frottement entre elles. C'est là où l'affection intergénérationnelle borde les excès selon la règle éthique de la " Réciprocité ". De ce fait, l'éducation des Cinq Vertus dispensée par le parent à son adolescent va croiser dans l'autre sens, l'apprentissage-intégration de l'adolescent de ces principes dans un cheminement dialectique et adverse en famille. Ce croisement interactif et subtil - un crossing over continu - sera à la fois une source d'entente, de différenciation et de rupture avec des risques de violence et de brutalité. C'est surtout contre des conduites d'excès mortifères que la culture a installé un rite très spécifique d'amour sous ses deux aspects, le culte des ancêtres et la piété filiale.

Du fait même du rattachement nécessaire aux origines par la nomination - le patronyme -, la première vertu d'entrée en famille est la loyauté réciproque comme une marque de reconnaissance identitaire. Le cheminement-parcours éducatif vers la maturité que la famille proposera au jeune commence ainsi : 1.- Pratiquer la Loyauté (donc : confiance et obéissance première et primitive en l'adulte) >> 2.- Pratiquer la Sagesse (donc : produire de l'introjection-méditation-insight et de la pensée interne) >> 3.- Pratiquer le Protocole (donc : acceptation-connaissance-établissement des lois, principes et règles) >> 4.- Pratiquer le Juste (donc : se faire une idée exacte, juste et personnelle des choses et des êtres) >> 5.- Pratiquer l'Humain (donc : vivre en harmonie comme un être accompli en société et pour soi : être l'homme complet).

A son niveau, l'enfant/l'adolescent suivra un cheminement-parcours dans l'autre direction. Son chemin personnel se fera à partir du Moi-je, le premier noyau narcissique. Sa construction identitaire suit donc la séquence : 1.- Pratiquer le Sujet humain (donc : Moi, je suis-je affirmatif) >> 2. Pratiquer le Juste (donc : je me fais mon idée de ce qui est juste, je me définis et je définis les autres) >> 3.- Pratiquer le Protocole (donc : je teste et j'ajuste mes lois, mes principes, mes règles et mes protocoles avec l'environnement) >> 4.- Pratiquer la Sagesse (donc : je tire mon expérience et je me fais mon identité et mon intégrité) >> 5.- Pratiquer la Loyauté (donc : je suis fidèle à moi-même et à mes principes, et je suis loyal vis-à-vis de mon groupe en toute conscience).

Ce chassé croisé est continu. Il est justifié par l'éducation nécessaire du jeune par les anciens et suffisamment acceptée par le jeune pour bénéficier de l'expérience des anciens. Le choc de départ est patent : d'un côté, il y a une exigence de loyauté par obéissance pour ne pas créer les conditions d'un abandon, et de l'autre côté, c'est l'expression libre du Moi-je qui n'aurait rien à voir a priori avec la loyauté, sauf de se contrainte de devoir parler la même langue que l'adulte. Aussi, pour bien se comprendre entre générations, c'est le principe fondamental du respect de la Réciprocité qui va jouer pour faire entrer la notion d'éthique dans les conduites. L'exercice de la Réciprocité étant la première conduite vertueuse au monde, cela situe bien la dimension mixte psycho-éducative propre à la maturation du jeune par paliers. A chaque niveau, deux procédures psychiques coordonnées contribuent à former l'autonomie : la transmutation des sentiments subis de culpabilité en des sentiments de responsabilité assumée, ouvre l'accès au sentiment d'avoir du Pouvoir que le jeune va négocier avec la conscience d'avoir des Devoirs que lui rappelle son groupe, et d'avoir des Droits qu'il dispose comme adulte et citoyen.

Aucun changement ne se fait sans une certaine violence. Tout le problème humain se trouve dans la question du tolérable, de l'excès et des moyens de contenir cela en laissant le changement se faire dans un certain ordre mental. Ce n'est pas le conflit qui structure mais bien les manières de le résoudre, voire de le prévenir par expérience.

Si la psychologie de l'individu - dans les profondeurs de son inconscient - montre en effet que chaque perturbation est vécue comme violente - violence interne du changement et violence objective de l'épreuve du temps qui rapproche l'homme de sa fin de vie -, alors les processus de rupture chez l'adolescent et vécus par les adultes vont se poser en termes de rivalité et d'occupation des espaces. C'est d'une certaine manière, les termes du phénomène dit du " meurtre symbolique " du Père pour avoir/prendre sa place que décrit la théorie psychanalytique freudienne.

Sans nier ce phénomène psychique de la nature humaine, la fonction de la culture est d'apporter des solutions contre les excès des hommes. C'est sûrement la signification anthropologique du culte des ancêtres et de la piété filiale qui vont former la structure extérieure permettant à la règle des Cinq Vertus de se dérouler le plus harmonieusement possible entre l'individu et son groupe.

Le fondement de la relation humaine est l'attachement d'amour. Plus particulièrement, il n'y pas de famille sans couple, ni couple sans amour. Il y a donc deux postulats essentiels : l'amour des parents entre eux et l'affection parentale naturelle pour leurs progénitures comme l'eau qui coule vers le bas, des sources vers l'océan. Ce qui est moins naturel, ce n'est pas tant l'affection des enfants pour leurs parents mais que cela soit indéfectible. La culture impose donc la réciprocité des sentiments par le rappel à tous, de l'idée d'une éternité de la lignée par le Culte des ancêtres et de la Piété filiale. Les êtres d'une même lignée familiale ne meurent pas. Il ne peut avoir de meurtre, symboliquement pensé ou pas. Tout adulte ancêtre siègera au final sur l'autel des ạeux après leur disparition. Cette affection pour les plus anciens veut dire ainsi deux choses : 1) Si l'affection des parents pour leurs enfants est naturelle et innée, l'affection inverse du bas vers le haut n'est pas naturelle. Elle doit être acquise, entretenue, promue. La piété filiale doit être considérée du vivant des anciens avant qu'ils ne deviennent des ancêtres que l'on sera de toutes les façons obligés de vénérer ; 2) Quelle que soit la nature des relations entre les hommes et leur passé, qu'ils soient morts ou bien que l'on ait eu souhaité leur disparition, ils sont " indestructibles " en tant que sources.

Nous avons ainsi l'éthique essentielle du vivant : défendre la vie et son prolongement quelles qu'ont été les modalités du changement des générations. C'est à l'intérieur de ce cadre et en référence au principe des Cinq Vertus que se fera la civilisation : chaque personne définira et explicitera ce qu'elle conçoit comme son être essentiel.

Une rupture dans la construction nécessaire de l'identité est ainsi protégée par la vertu, d'une déflagration, d'une cassure car il ne peut y avoir une interruption de la continuité des expériences, des mémoires et des générations.

Sur le chemin de la définition identitaire de/du soi adulte, deux nécessités dialectiques seront à la source d'une maturité psychologique dont la synthèse construira le sentiment intime de l'éthique et les lois du sens social et culturel de la morale. Nul ne peut partir du néant, ni construire à partir d'un zéro de connaissance, ni d'un affect indifférent et indifférencié. La première nécessité est le besoin de modèles-lois comme des objets d'admiration et de référence, et celui des représentations comme des points de mire. C'est grâce à ces référentiels - le fixe qu'est la loi, et le mouvement que sont les représentations - que se formeront le sens critique et le discernement, c'est-à-dire la capacité d'élaborer un recul sur soi - un insight - pour voir et entendre les mouvements de la pensée intérieure et des sentiments intimes. Cette conscience immédiate d'avoir du recul, n'est pas du recul mais l'intériorité de la sagesse en formation. La deuxième nécessité exprime le besoin d'émancipation - c'est-à-dire un dépassement transgressif - doublé d'une besoin de liberté pour quitter la répétition et la récurrence qui sont des équivalents d'un surplace mortifère.

Or la liberté n'est libre que si l'homme est capable de fixer à sa liberté, une limite qu'au-delà de laquelle il puisse toujours dire et chercher : ça c'est ma liberté, qu'est-ce que j'en fais ? Il lui faut donc à la fois nourrir l'imaginaire et définir ses normes, " l'auto-nomie " au sens propre. Rien n'arrête la pensée de penser, seul le contenu change. Le point de résolution de ces deux nécessités comme des conditions à la rupture s'appelle en Asie le Dépassement par deux postures mentales : Pratiquer le Lâcher prise des modèles anciens pour en imaginer des nouveaux, et pratiquer le Détachement des conditions de la liberté sans être le prisonnier de cette même liberté. L'idée du dépassement - qui s'apparente à une transcendance ou une sublimation - engage la responsabilité personnelle, contre le sentiment de la transgression qui fera toujours référence à la culpabilité - le péché - vis-à-vis d'une Loi censée être un absolu. L'aptitude même de saisir en connaissance de cause, les conditions de cette liberté - le libre arbitre - statut le progrès sans le sentiment mortifère et culpabilisateur de la désobéissance. Pour l'adolescent qui accède ainsi à sa propre responsabilité, cette recherche de dépassement de soi peut malheureusement parfois le conduire jusqu'à l'épuisement même de son corps. Cela se passe surtout quand dans son enfance, il n'a pas bien connu ou intégré des " limites " stables pour se les représenter et les réutiliser de nouveau comme des repères à dépasser et à bonifier. Par cette défaillance instrumentale ou par une carence éducative, il y aura pour lui une difficulté à créer ex nihilo les conditions mentales de sa liberté en situation de changement de sorte que ces conditions doivent se réaliser dans le concret par des comportements à risques (l'addiction par exemple). Cette " matérialisation " va lui servir à tester les limites et la liberté de son propre corps. Il y a comme un verrouillage inconscient de l'angoisse du " sans limite " de la liberté par la souffrance qui le retient et le contient dans ses limites. Ces deux nécessités - pulsion libre pour dépasser des modèles, et la non répulsion des conditions restrictives de la liberté - conditionnent favorablement la conscience de soi vers l'épanouissement créatif selon le principe de l'adaptation à la réalité. Dans ce dépassement des ressentiments de la frustration, les renoncements seront vécus comme une tactique pour intégrer le temps à venir, dans une stratégie de réussite. La pulsion de construction - pulsion de vie - devra prendre le dessus sur la pulsion de destruction - pulsion de mort -. La pulsion temporelle qui caractérise la maturité comme un progrès, se mobilise en une pulsion propre aux adultes, celle de transmettre des " Choses ". La génération se répète ainsi et ainsi de suite.

(Il ya là quelque chose d'universel. La pulsion-principe de construction s'appelle dans la culture hindouiste, Vishnu. La pulsion-principe de déconstruction, Shiva et la pulsion temporelle-mouvement qui fait que la vie est faite d'une succession de construction et de déconstruction de chaque phénomène d'existence-présence est Brahma).

Notes bibliographiques :
Cheng A. (sous la direction de) : La pensée en Chine aujourd'hui. Paris, Folio-Gallimard, 2007.

Fairbank J.K, Goldman M. : Histoire de la Chine. Des origines à nos jours. Paris, Tallandier, 1992-2010.

Huu Ngoc : A la découverte de la culture vietnamienne. Hanoi, The gioi, 1997-2009

Gernet J. : L'intelligence de la Chine. Paris, Gallimard, 1994.

Liang Shuming : Les idées maỵtresses de la culture chinoise. Paris, Institut Ricci-Cerf, 1987.

Luong C.L. : Conscience éthique et esprit démocrate. Paris, L'Harmattan, 2010.

Tremblay J. (sous la direction de) : Philosophes japonais contemporains. Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 2010.